GÉNÉALOGIE DE MA PRATIQUE DU TAROT
Quand je pense au tarot, j’ai le sentiment que c’est quelque chose que j’ai trouvé et qui m’a trouvée. J’ai découvert le tarot par le biais d’amies dans la même période où j’ai commencé à m’intéresser à la sorcière comme figure féministe et spirituelle. C’est cette série de rencontres que je désire retracer par ce texte. J’aimerais nommer les personnes et travaux qui ont été signifiants pour moi dans mon parcours jusqu’à présent. Je souhaite aussi mettre en relief la manière dont cet itinéraire m’a permis de faire des ponts entre diverses parties de moi et de saisir de manière plus holistique la nature de la pratique dans laquelle je suis engagé·e.
J’ai commencé mon apprentissage du tarot via le Tarot de Marseille et ses traditions d’interprétation. J’étais à l’époque dans une phase d’anxiété et de confusion intense. Je prenais plus pleinement conscience de l’impact des traumas et abus que j’avais subi. La pratique du tarot me semblait une manière de trouver des réponses dans cette confusion et de m’ancrer dans mon processus de transformation. L’arcane Sans nom et la carte du Diable étaient des allié·e·s récurrents durant cette période. C’est l’été suivant ma découverte du tarot que je me suis plongé·e plus profondément dans l’étude des cartes durant mes temps libres. Le livre la Voie du Tarot [1] a été mon introduction. Quelques mois plus tard, j’ai pris la connaissance de la venue d’une coautrice du livre, Marianne Costa, à Montréal pour un Symposium. J’étais particulièrement euphorique à l’idée d’aller écouter sa conférence. Dans mon enthousiasme, je m’attendais à ce qu’il y ait foule. C’est finalement dans un contexte plutôt intime que j’ai assisté à cette conférence et participé par la suite à un cours sur les arcanes majeurs avec cette spécialiste du tarot de Marseille. L’approche influencée par la psychologie transpersonnelle de Marianne Costa, qu’elle a codéveloppée avec Alejandro Jodorowsky, a été une base pour moi. J’en conserve un accent sur l’introspection ainsi qu’un rapport aux cartes où les figures nous parlent et nous transmettent des enseignements.
Pendant ces premières années d’apprentissage, j’ai expérimenté le rapport au tarot dans mon quotidien. Comme compagnes d’interprétation, les sorcières de mon coven ont toujours été présentes comme oreilles et voix bienveillantes. Tirer les cartes est devenu une partie importante de nos rencontres de pleines lunes, permettant de refléter nos états intérieurs et nous pointant les développements possibles dans nos quêtes personnelles. C’est en discutant avec mes proches et en tirant les cartes pour d’autres que j’ai commencé à développer mon approche plus singulière du tarot. La confiance que m’ont démontrée les personnes de mes communautés faisant appel à mes lectures m’a grandement aidée à entrer dans un mode de lecture plus intuitif des cartes. J’ai donc progressivement pris de la distance vis-à-vis ce livre qui m’avait servi d’introduction. Malgré la qualité et les nuances d’interprétation qu’apporte le livre, la structure qui soutient ces interprétations me semblait trop binaire et duelle pour refléter mon expérience et celle de mes communautés queer et féministe.
Un livre marquant dans mon parcours qui m’a justement aidé·e à réfléchir et sentir le rapport entre les structures que l’on donne à nos pensées et leurs effets est Rêver l’obsur : Femmes, magie et politique de Starhawk, dans son titre originel anglais Dreaming the Dark : Sex, Magic and Politics [2]. Cet ouvrage a été un profond ancrage pour moi sur le plan spirituel, intellectuel et artistique. Les intuitions et les mots qu’il contient continuent de m’accompagner. L’autrice y développe une compréhension de la magie étroitement liée au changement révolutionnaire, politique et culturel. Sa vision d’un féminisme magique m’a permis d’explorer de nouvelles relations entre mes engagements artistiques, spirituels et politiques. Son vocabulaire poétique et symbolique, sa manière de penser-en-choses, faisait écho au rapport au monde et à l’environnement que je développais par ma pratique des arts. Plusieurs concepts clefs de cet ouvrage ont été des étincelles me permettant de repenser ma pratique et ma façon d’être. Parmi ceux-ci l’idée de courber le langage a été particulièrement utile pour repenser les structures qui guidaient mon interprétation du tarot. Quand Starhawk parle de courber le langage, il s’agit d’une invitation à détordre et refaçonner les représentations et les symboles des cultures patriarcales pour faire advenir un monde ancré dans le pouvoir-du-dedans. Ce type de pouvoir est défini par l’autrice comme notre puissance et notre capacité à agir dans le monde; quelque chose que nous faisons et que nous ne pouvons pas posséder, contrairement au pouvoir-sur qui est celui des structures hiérarchiques. Elle invite à transformer les récits qui façonnent nos cultures et qui influencent nos manières d’être et de se concevoir pour retrouver l’agentivité dont nous privent les systèmes d’oppression et de domination ancrée dans le pouvoir-sur.
C’est la découverte de Starhawk qui m’a mise sur la piste des pensées écoféministes, elle-même s’inscrivant dans ce mouvement. Dans ma volonté de repenser les binarités et dualités présentent dans les représentations et interprétations du tarot, les écoféminismes m’ont offert quelques clefs. Un des éléments liant la majorité de ces pensées dans le monde dit occidental est la critique d’un héritage de pensée qui sépare le corps de son expérience consciente. Pour reprendre le terme de Starhawk, en définissant la conscience comme un phénomène immatériel et invisible au-dessus des expériences tangibles et visibles du monde cet héritage crée une pensée de la mise à distance qui tente de se poser hors du monde. Cette séparation est accompagnée d’un ensemble de dualités placées dans un rapport hiérarchique (homme/femme, peau clair/peau foncé, humain/animal, etc.). C’est ce système symbolique aux implications concrètes ; matériel, culturelles, psychosomatiques, etc ; que les écoféministes tentent de détordre [3].
Dans mon rapport au tarot, les écoféminismes m’invitent à entrevoir des modèles interprétatifs qui brisent cette tendance à disjoindre le monde dit matériel et spirituel. J’essaie ainsi de tendre vers des interprétations qui sortent d’une pensée duelle, en mettant l’accent sur les rapports pluriels et divers entre les cartes ou les éléments d’une même carte. De plus, je favorise un modèle spirituel basé sur la terre (earth base) qui prend en compte nos réalités de manière holistique, la manière dont nous sommes intrinsèquement lié·e·s les un·e·s aux autres, membres·se·s de la communauté du vivant. Cela affecte à la fois mes interprétations lors de consultation, mais aussi ma manière d’approcher les représentations des cartes de tarot. Le mouvement culturel révolutionnaire auquel invite Starhawk en courbant le langage, en se nommant sorcière, me fait sentir mon agentivité face aux représentations du tarot et aux narrations que j’utilise lors de mes lectures. Il est donc essentiel pour moi de nommer les dimensions problématiques de certaines cartes, tant dans leur représentation que leurs interprétations : comment elles sont fondées sur des héritages religieux et spirituels qui ont été et continuent d’être violents pour certains groupes d’individus ; comment elles réitèrent des normes de genre binaire et des systèmes oppressifs racistes, capacitistes, etc.
Si j’ai utilisé quelques variations du Tarot de Marseille durant mes premières années de pratique, c’est par la rencontre du milieu plus anglophone autour du Tarot Smith-Rider-Waite que j’ai senti ma pratique du tarot se décloisonner et mon intuition se déployer plus facilement. Les réseaux de sorcières et praticien·ne·s du tarot queer partageant leur travail en ligne constituent une de mes plus importantes sources d’apprentissages en ce moment [4]. En terme de cartes, présentement, j’utilise principalement des réinterprétations contemporaines du tarot. Je porte une attention à la diversité de représentations des corps et des expériences dans mon choix de jeux, chaque représentation graphique ayant ces limites. Les tarots émergeant des milieux queer résonnent plus particulièrement à mon expérience. J’apprécie avoir divers jeux, cela montre la complexité et le froissement des interprétations du tarot. Lorsque que vient le temps de tirer les cartes pour moi ou quelqu’un·e, je choisis mes cartes en fonction de l’intuition du moment. J’entretiens des relations diverses avec chacun de mes jeux. Parfois, je ressens une affinité plus forte pour un jeu durant une période, d’autres fois je sens que l’énergie déployée par certaines représentations peut être particulièrement éclairante ou soutenante selon la nature de la consultation. Je travaille aussi lentement sur mon propre jeu de tarot en espérant pouvoir faire converger mes réflexions et mes inspirations dans une imagerie que je pourrais partager.
[1] Jodorowsky, Alexandro et Marianne Costa (2010) La Voie du Tarot (2010), Paris : J’ai lu.
[2] Starhawk (2015) Rêver l’obscur : Femmes, magie et politique. (Morbic trad.). Paris : Cambourakis ; (1982). Dreaming the Dark : Magic, Sex & Politics. Boston : Beacon Press.
[3] Ce courant de pensée féministe m’a accompagnée lors de mes études de 2e cycle à travers divers textes. Ce recueil de textes anglophones traduits en français a été une de mes introductions aux écoféminismes. Hache, Emilie (dir.) (2016). RECLAIM : Recueil de textes écoféministes. (Éditions Cambourakis trad.) Paris : Cambourakis.
[4] Il me semble important de nommer le travail de trois personnes ici. Dans le milieu francophone, la découverte de l’approche queer et féministe de Cathou Tarot a été soulageante puisque je me trouvais à ce moment dans un désert en terme de perspectives critiques du tarot en français. Je me suis d’ailleurs largement inspiré·e de ses réflexions éthiques pour écrire et définir mon approche sur ce site. Dans le milieu anglophone, le podcast Rise Up Good Witch, le contenu patreon et l’approche anticapitaliste et anarchiste de Corinna Rosella continu à être un lieu d’apprentissage et d’inspiration. Le cours Tarot for the Wild Soul de Lindsay Mack a aussi été une ressource signifiante pour moi dernièrement. Il a marqué à la fois mon désir d’étendre et repenser ma manière d’approcher les cartes ainsi que de m’ancrer dans une pratique consultative qui cherche à transmettre l’aspect guérisseur du tarot.
MES RACINES DANS LA CRÉATION ARTISTIQUE
La création a toujours été une partie intégrante de ma vie, depuis le dessin et toutes formes de bricolages dans l’enfance, au design de vêtements dans l’adolescence. Cette passion m’a mené à poursuivre mes études collégiales et universitaires de premier cycle en arts visuels. Bien que j’ai appris énormément de ces sept années en évoluant dans le milieu académique des arts visuels, je sens que la formation que j’ai suivie, centré vers la carrière d’artiste professionnel, m’a progressivement coupé de la dimension thérapeutique et du plaisir profond que j’expérimente au travers de la pratique des arts. L’art a toujours été pour moi une manière de vivre avec mes blessures, mes traumatismes, un espace de ressourcement, d’expression et de découverte de soi. C’est en faisant plus de place à ma pratique spirituelle que j’ai pu retrouver progressivement ce lien entre création et guérison. En ce sens, ma pratique des arts est devenue intimement liée au tarot; ces cartes dont les images sont comme des portails vers des dimensions de soi-même. Le tarot et la magie sont devenus des allié·e·s pour moi dans ma pratique artistique. C’était des outils spirituels qui me permettait d’activer des espaces similaires à ceux que j’explorais au sein des arts visuels. Afin de me situer dans mon parcours, voici quelques images du travail artistique que j’ai développé au sein du milieu académique.