CARE DIVINATOIRE (1/2)

GENÈSE DE MON APPROCHE DU TAROT

J’aime créer des contenants pour que mes idées et pratiques puissent se mouvoir plus aisément, pour que je puisse me mouvoir sans sentiment de contrainte. Les contenants peuvent être des images, des textes et des formules. Pour parler de mon approche avec le tarot, le mot-contenant qui m’est venu en tête, spontanément à un moment où j’ai voulu annoncer une soirée-tarot auquel je participais, est celui de care divinatoire. La juxtaposition de ces deux termes permet pour moi de nommer à la fois la magie qui s’opère dans nos relations interpersonnelles, mais aussi le fait que ma pratique du tarot est une réinvention de pratiques ancestrales et une réappropriation d’un potentiel que je porte, mon intelligence intuitive et créative, qui n’a pas pu être exprimée par mes ancêtres dans leurs contextes culturels et historiques.

Le terme care fait référence au concept féministe développé d’abord dans le monde anglophone. Le care est une réappropriation empuissançante du travail invisible et invisibilisé demandé aux personnes socialisées comme femmes dans la culture hétérocispatriarcale. C’est le souci du bien-être au quotidien dans ces aspects les plus triviales; la nourriture, le sommeil, la propreté, le confort physique et émotionnel. Bien que ces sphères de l’expérience humaine soient majoritairement prises en charge par les personnes socialisées comme femmes dans nos sociétés, ce souci s’ancre dans l’intelligence partagée par tous les humains, voire tous les êtres vivants : la capacité d’empathie.

L’empathie est une capacité à être en rapport affectif et affecté au monde et aux êtres vivants. C’est être capable de sentir avec : de pouvoir s’imaginer dans d’autres perspectives que la nôtre, celles d’autres humains et celles d’autres êtres vivants. L’empathie est l’expérience de notre profonde interrelation : la manière dont nous avons besoin d’être en contact avec les autres pour nous réguler, en étant à la fois des êtres supportant et supportés. Elle demande une forme de porosité entre soi et les autres éléments de notre environnement, en étant capable de laisser tomber nos défenses, en se laissant mouvoir et changer par la volonté de compréhension des choses qui dépassent notre propre expérience.

L’empathie fait appel au pouvoir de l’imagination, dans la mesure où le fait de se projeter dans des perspectives autres que la nôtre nous fait réellement goûter à certaines émotions et sensations. C’est en cela qu’il est pour moi un mode affectif et affecté au monde : notre état peut être changé par le contact d’une expérience qui n’est pas nôtre, l’empathie nous donne le pouvoir d’apprendre et de nous transformer en nous laissant contaminer. En plaçant la capacité d’empathie au centre des pratiques du care, celles-ci encensent une forme d’éthique particulière liée aux pensées (éco)féministes. Cette éthique tient en compte la vulnérabilité inhérente à notre existence et valorise une pensée contextuelle de mise en relation.

Le terme divinatoire quant à lui réfère à ce qui est culturellement appelé les arts divinatoires : la cartomancie, l’astrologie, l’oniromancie, etc. En tant que personne ayant évolué dans le monde universitaire dans les dernières années, j’avais auparavant une réticence face à l’usage de ce terme. D’ailleurs, au début de mon parcours, les formations et ressources vers lesquelles je me suis tourné·e pour m’éduquer sur le tarot étaient majoritairement des approches faisant appel à la psychologie transpersonnelle et prenant un recul sur les pratiques dites psychiques du tarot.

Utiliser ce terme, permet pour moi d’incarner radicalement l’esprit de ce qu’est le reclaiming en anglais. Le reclaiming est un mouvement de réappropriation, la reprise d’un espace ou de pratiques historiquement confisquées ou abandonnées. Le terme est utilisé, entre autres par les écoféministes anglophones et par les mouvements néopaïens, pour sa connotation écologique. Le verbe reclaim est en effet lié dans son sens au territoire et à la terre; à l’idée de recycler, régénérer, réaménager et reconquérir. Ainsi, réhabiliter les arts divinatoires et le tarot est une réelle transplantation. Il s’agit d’utiliser ces outils dans leur potentiel le plus radical : d’en regarder les racines comme les feuilles; d’effectuer un tri pour s’assurer qu’ils fleurissent au mieux dans notre jardin, dans un paysage que je souhaite queer antiraciste non-capacististe et post-capitaliste.

J’utilise ce terme non dans le sens qu’il lui a été traditionnellement assigné; la possibilité de prédire l’avenir; mais plutôt dans la volonté de faire de la place à ce qui est caché en nous-mêmes. Réinventer les pratiques divinatoires signifie pour moi de se laisser sentir la dimension parfois effrayante et d’autres fois excitante de l’inconnu en nous-mêmes, de laisser place au monde invisible en nous et autour de nous. Le tarot ne permet pas de deviner ce qui va nous arriver, mais plutôt de se laisser devenir à travers lui. Les cartes du tarot portent des sagesses qui nous invitent à explorer certains aspects de nous-mêmes et de l’expérience humaine; qui nous invitent à se laisser changer parfois dans la résistance, la fluidité ou l’inconfort; à laisser être nos processus. Cette réappropriation d’un tarot divinatoire vise à nous ancrer dans la radicalité des connaissances provenant de notre intuition, dans la vérité de notre expérience.

Ainsi, la juxtaposition de ces deux termes, care et divinatoire, parle de ma volonté de créer une pratique du tarot qui implique une réflexion sur l’éthique relationnelle et qui nécessite une problématisation de l’historique des outils que je me réapproprie. Je souhaite être en service pour les meilleurs des possibles de la communauté contemporaine à qui je m’adresse, au courant des dernières années mon milieu queer et féministe et ma communauté artistique.